2. Colored coins... and tokens will eat the world
Pour le simplifier, Bitcoin est un grand registre public qui enregistre à intervalle régulier de temps l’ensemble des transactions réalisées par les participants. Tous les participants de ce réseau partagent une copie identique du registre.
Pour se faire, les transactions sont agrégées au sein de blocs numériques horodatés, comme les pages d’un livre de compte, tous liés entre eux grâce à des liens cryptographiques (chaîne de blocs). Ainsi, chaque bloc contient la « signature numérique » du bloc précédent et est ajouté au bout de la chaîne.
Ces liens entre les blocs garantissent l’intégrité des transactions depuis la première puisqu’une modification d’un seul bit contenu dans un bloc aboutirait à une modification de tous les blocs suivants, et donc à une incohérence de cette version du registre par rapport à celle partagée par les autres participants.
Aussi, la blockchain est publique et maintenue par un réseau d’ordinateurs (pair à pair) qui effectue des contrôles constants, suivant un protocole de consensus qui garantit que la falsification des transactions passées soit irréalisable sur le plan informatique.
Cette immuabilité de la blockchain, et son caractère public, ont inspiré le développement de nouveaux usages dépassant la seule transaction de bitcoins entre participants du réseau. En particulier, Bitcoin permet de stocker de petites quantités de métadonnées.
Entre 2012 et 2013, certains chercheurs et développeurs ont eu l’idée d’exploiter cette propriété pour « colorier » certaines transactions (bitcoins) en y associant certaines métadonnées.
Leur but était de marquer certains coins (en pratique, certaines transactions) du réseau Bitcoin de façon à les rendre uniques (« non fongible ») pour que, par convention entre ceux qui se les échangent, ils ne représentent plus une unité de compte (un ou plusieurs bitcoins), mais la preuve de la titularité de droits.
L’avantage est que ces jetons fonctionnent sur Bitcoin et tirent donc parti de son immuabilité, de sa permanence, de la facilité de transfert et de la transparence du registre.
Pour prendre une analogie simple, ces métadonnées seraient comme un texte inscrit sur un billet de dix euros pour le rendre unique. L’auteur de ce texte pourrait, par exemple, indiquer que tout propriétaire dudit billet serait titulaire d’une fraction de son entreprise, ou de sa voiture ou encore d’un tableau qu’il aurait chez lui.
À notre sens, si l’opération semble virtuelle, elle ne l’est sans doute pas plus que celle qui consiste à considérer qu’une action représente la propriété d’une fraction du capital d’une entreprise, ou encore que les unités de comptes numériques (euros) qui s’affichent sur l’interface de notre application bancaire ont une quelconque valeur d’échange.
C’est aussi une solution astucieuse pour s’échanger des actifs sur une blockchain. En effet, comme l’ensemble des données stockées sur une blockchain doivent être traitées, vérifiées et répliquées par l’ensemble des participants du réseau, il serait trop coûteux de stocker de grandes quantités de données sur celle‑ci, comme un document entier ou l’image d’un tableau.
3. Du “smart contract” au NFT: ceci n'est pas un contrat
Théorisé en 1996 par Nick Szabo, le concept de « smart contracts » consiste à mettre des contrats sous forme informatique pour qu’ils s’exécutent d’eux-mêmes lorsque les conditions qu’ils prévoient sont remplies. Par exemple, une personne pourrait souscrire une assurance en cas de retard de son vol, et les fonds lui seraient automatiquement transférés si un retard était constaté, sans intervention humaine.
En pratique, les smart contracts sont donc des programmes informatiques, c’est-à-dire :
— des instructions sous forme d’un code source (lisible par l’homme) permettant d’exécuter des tâches spécifiques,
— compilées pour être comprises par des machines,
— puis enregistrées dans la blockchain,
— pour être exécutées par les machines appartenant à ce réseau quand certaines conditions précisées par ce code se réaliseront (ex. : le retard d’un vol) ;
— lorsque ce programme s’exécute, le résultat de cette exécution est enregistré dans la blockchain.
Si Bitcoin offrait déjà la possibilité d’écrire des smart contracts simples, c’est bien la blockchain Ethereum qui permit d’en populariser la pratique grâce à son langage de programmation plus complet (« Solidity ») et sa machine virtuelle (baptisée « EVM ») utilisée par les machines du réseau (appelées « nœuds ») permettant d’exécuter facilement les smart contracts.
En janvier 2018, certains programmeurs ont proposé d’utiliser les smart contracts pour représenter sur Ethereum des actifs uniques en inscrivant des métadonnées dans leur code source : le NFT était né.
Ces smart contracts ont ainsi ouvert de nouvelles possibilités que n’offraient pas les précédents colored coins pour leurs créateurs : non seulement ils peuvent représenter un droit ou un bien de façon unique, mais les règles de leur gestion peuvent être programmées à l’avance pour que, par exemple, tout transfert d’un jeton se traduise automatiquement par l’envoi de "coins" à son créateur permettant de le rémunérer lors de chaque transaction.
Cette fonctionnalité, qui pourrait s’apparenter (bien imparfaitement) à une forme de droit de suite, intéresse autant les plateformes d’échanges de NFT que les artistes.
Mais alors, pourquoi dit-on des NFT qu’ils sont des « tokens », s’ils sont des smart contracts ?
La terminologie liée aux technologies blockchains n’est pas encore fixée et des travaux de normalisation sont à l’œuvre, comme ceux du comité technique ISO/TC 307. Sans prétendre épuiser les distinctions possibles, « token » (ou « jeton ») peut désigner un fichier numérique (colored coins, smart contracts, etc.) déployé sur une blockchain, et chargé par son créateur de représenter un « actif sous-jacent ». C’est-à-dire que le token est utilisé pour symboliser la titularité d’un droit, comme des parts d’une entreprise ou la propriété d’un bien (meuble ou immeuble).
Actuellement, l’un des standards pour l’écriture d’un NFT les plus utilisés est « ERC-721 ». Voyons brièvement comment il fonctionne.
6. Des liens cryptographiques aux liens juridiques
Le fait d’acquérir un NFT ne revient pas à acquérir des droits de propriété intellectuelle quelconques sur le smart contract ou l’actif (œuvre, par exemple) qu’il représente.
L’existence d’une série de liens cryptographiques liant une personne à un actif n’est pas une condition suffisante pour faire naître des liens juridiques entre cette personne et cet actif.
Bien que les NFT intéressent le monde de l’art, il nous semble aussi que le secteur d’activité auquel ils s’appliquent ne doit pas nous tromper sur leur nature première. Parce qu’ils sont très majoritairement des smarts contracts, les NFT sont des programmes informatiques développés par des personnes physiques et des entreprises qui se distinguent de l’actif qu’ils représentent.
Pour reprendre l’exemple du NFT lié à « Everydays : the First 5000 days », la détermination éventuelle d’un propriétaire du smart contract (au sens du droit de la propriété intellectuelle) nous semble reposer sur au moins deux questions rarement posées : le smart contract développé est-il assez complexe pour être qualifié de « logiciel », et original pour être protégé au titre du droit d’auteur ? Le cas échéant, qui sera son propriétaire : le développeur ou l’artiste (s’il n’est pas l’auteur du smart contrat) qui a donné les instructions pour le créer ?
En tout état de cause, l’acquéreur du NFT de Beepl n’a obtenu aucun droit de propriété intellectuelle sur le code source du NFT.
Dans le même sens, l’acquéreur du NFT de Beepl n’a obtenu aucun droit de propriété intellectuelle sur l’œuvre qu’il représente. En effet, tout auteur d’une œuvre de l’esprit en demeure le propriétaire sauf à avoir conclu un acte de cession respectant un certain formalisme. La propriété de l’œuvre est ainsi complètement distincte de la possession du NFT qui n’emporte pas la cession ou la concession de droits quelconques.
Autrement dit, cette chaîne de liens cryptographiques n’a pas de valeur juridique, sauf à ce qu’une chaîne juridique de dévolution de droits se superpose à elle.
Par conséquent, la transmission éventuelle de droits entre le créateur du NFT et son acquéreur dépendra des propres droits du créateur du NFT sur l’actif qu’il représente et des liens contractuels unissant le créateur au(x) possesseur(s) du NFT.
Ces droits pourraient ainsi être des droits de propriété si un artiste décidait de céder les droits sur son œuvre à tout acquéreur du NFT, ce qui, avouons-le, est assez rare en pratique.
En tout état de cause, pour que cette opération soit efficace juridiquement, la chaîne juridique de transmission de droits doit se superposer parfaitement à la chaîne des liens cryptographiques.
L’existence d’une licence, dont les termes pourraient être rédigés directement dans le smart contract, ou reliée de manière incontestable au NFT, devrait être un point attentivement scruté par tout acquéreur d’un NFT au regard des attentes qu’il place dans son achat.
Aussi, pour que les blockchains deviennent ces registres fiables, permettant de s’échanger des actifs sur Internet profitant à la fois aux artistes, aux collectionneurs et aux marchands d’arts, des garanties juridiques sont nécessaires. En particulier, des garanties contractuelles, doivent être obtenues concernant la création du NFT, la transmission de droits accompagnant éventuellement son acquisition, ou encore la permanence du lien unissant l’œuvre et son NFT, mais aussi l’intégrité de l’œuvre elle-même.
Cette rencontre fracassante entre le monde de l’art et celui des blockchains est peut-être aussi, au fond, celle entre le droit de l’informatique et celui du marché de l’art.
Jocelyn Pitet, avocat associé